Le Tétris, une SMAC au cœur d’un projet égalitaire, social et solidaire

Le Tétris, une SMAC au cœur d’un projet égalitaire, social et solidaire

« Il traine toujours [dans la culture] un petit côté hypocrite je trouve, sur certaines
discussions sociétales : l’égalité femmes-hommes, l’écologie, l’ESS ou la quantité de
personnes racisées dans les salles ou sur scène. Même si la tendance se réduit, il faudrait
pouvoir en discuter simplement, sans dogmatisme »

Franck Testaert (Papa’s production)


Franck Testaert dirige Papa’s production, au Havre. L’association gère une salle, le Tetris ; un festival, le OuestPark ; et une radio, OuestTrack. Farouche défenseur de la culture pour toutes et tous, son parcours – singulier – l’a mené à la tête d’un projet engagé et inclusif, qui porte les valeurs de l’économie sociale et solidaire, mais surtout, qui les applique.Entretien.


Études de sciences, musicien, cours Florent… Qui êtes-vous Franck Testaert ? Comment êtes-vous devenu directeur (engreneur ? J’ai vu ça sur votre profil twitter !) d’une SMAC [scène de musiques actuelles – ndlr]

(Rires) Engreneur ! Disons que j’ai quelques facilités à atteindre mes buts. Je suis tenace !

J’ai toujours suivi mon instinct, sans pensées carriéristes. D’ailleurs, les évolutions les plus importantes sont arrivées de façon étrange au moment où j’avais justement décidé d’arrêter, ou de changer de cap. Le Tetris a vu le jour lors d’une rencontre dans le bureau de Nicolas Pernot, à la Direction Générale des Services de la ville du Havre, suite à un courrier dans lequel j’expliquais que nous allions dissoudre l’association. J’étais parti pour aller vivre au Canada ou en Tunisie. 

Comment qualifieriez-vous la filière culturelle aujourd’hui, en France ? Ces adjectifs correspondent-ils à votre vision de ce que doit-être la culture ? Si non, quelle est votre vision ?

On pourrait en dire beaucoup de chose, mais pour avoir tourné plusieurs années comme artiste dans des pays frontaliers, il faut bien reconnaitre que la France a son exception culturelle. Ce qui n’empêche pas d’avoir un regard critique. Je pense que la filière se remet en question en ce moment, sans vraiment trouver de réponses. Des questions de fond, de sens, de valeurs. Il traine toujours un petit côté hypocrite je trouve, sur certaines discussions sociétales : l’égalité femmes-hommes, l’écologie ou la quantité de personnes racisées dans les salles ou sur scène. Même si la tendance est bonne, il faudrait pouvoir en discuter simplement, sans dogmatisme. En toute bienveillance, juste poser des faits et en parler. 

En quoi le Tetris est-il un projet relevant de l’économie sociale et solidaire (ESS) ? Gestion participative, modularité du lieu… Ce sont des termes qui reviennent souvent dans la culture aujourd’hui. 

Nous nous sommes inspiré.e.s de lieux existants depuis encore plus longtemps : les squats autogérés en Suisse ou en France, des lieux comme La friche la belle de Mai ou Mains d’œuvres à Paris. Et l’expérience de notre squat au Havre (en 1995) nous a permis aussi de nous faire les dents sur ces questions-là. Nous sommes aujourd’hui en association, donc de fait dans l’ESS, mais il est vrai que l’on essaye d’aller le plus loin possible dans les valeurs portées par ce champ d’activités : prise en compte de l’humain, solidarité, égalité, étude d’impact écologique et social… Je suis depuis quinze ans président d’un groupement d’employeurs culturels (BcBg au Havre, par ailleurs le 1er en France, je suis trop fier) et ça me passionne. Quand on regarde les choses au travers de ce prisme de l’ESS, rien ne doit être laissé de côté. C’est pourquoi j’ai endossé, il y a six mois, la responsabilité sociétale et environnementale (RSE) de notre structure. Sur ce point, notre particularité fait notre force : nous sommes propriétaires du bâtiment. Cela nous a permis de travailler en circuits courts avec les entreprises du Havre, et de penser écologiquement le bâtiment (panneaux solaires, récupérations des eaux de pluie, etc.) Tout est dans tout et réciproquement, j’ai envie de dire !

L’égalité femmes-hommes, la lutte contre les discriminations que vous avez mentionnées au début de cet entretien, ce sont des concepts inscrits dans l’ADN du projet ? Quid de la parité au sein du conseil d’administration ? De l’équipe ?

La lecture du rapport de Reine Prat en 2010 m’a laissé sans voix. Son étude pose un constat : 89% des lieux culturels sont dirigés par des hommes blancs de 50 ans et plus. À partir de ce moment-là, plus question de faire semblant. Donc oui, le conseil d’administration est paritaire, ainsi que l’équipe. La programmation tend à l’être, on compte systématiquement, mais nous avons du mal à dépasser les 30% de projets féminins. Cette exigence se décline sur le OuestPark festival et sur notre radio, Ouest-track, dont la programmation se veut régionale et égalitaire.

Quelles actions, dispositifs avez-vous mis en place pour lutter contre le sexisme au sein de votre structure ?

Nous avons déjà énormément discuté entre nous, en intégrant le CA dans toutes les discussions. Nous avons aussi appris à nous parler correctement, à nous comprendre. Ensuite seulement, les choses se sont mises en place. Il faut que l’équipe soit à l’unisson avant de convaincre le public et / ou les artistes invité.e.s. C’est un vrai travail de fond. Il a aussi fallu convaincre certaines femmes qu’elles étaient non seulement les bienvenues à certains postes et qu’elles étaient tout à fait compétentes. On n’imagine pas, avant de se pencher réellement et sincèrement sur la question, à quel point les femmes s’autodévaluent voire s’autocensurent. Tout dernièrement, nous avons inscrit un message sans équivoque à l’entrée du Tetris :


BIENVENUE à TOU.TE.S 
Les jeunes, les vieux et vieilles,

Les grand.e.s, les petit.e.s,

Les valides, les handicapé.e.s,

Les hétéros, les homos, les bi,

Les cisgenres, les transgenres, les non binaires,

Les croyant.e.s, les athé.e.s,

Les français.e.s, les citoyen.ne.s du monde,

Les migrant.e.s, les rouennai.se.s,

Les avec enfant, les sans enfant,

Les mamans voilées, les papas à casquettes,

Les célibataires, les « c’est compliqué », les mariés,

Les militant.e.s, les apolitiques,

Les végétarien.ne.s, les végétalien.ne.s, les carnivores,

Les normands conquérant.e.s, les pacifistes, …

Toutes les personnes qui composent ce monde sont les bienvenues dans ce lieu de culture, de partage, de découverte et de rencontre ouvert à toutes et à tous.

Accès interdit aux mains baladeuses et gestes déplacés, aux paroles insultantes, à l’incitation à la haine, aux propos diffamatoires, et à toute forme de discrimination.

Avez-vous rencontré des freins idéologiques ? Financiers ?

Financiers, jamais. Idéologiques, tout le temps. Y compris de la part des femmes. Je dis ça aussi pour rassurer certains hommes. N’aillez pas peur les gars, ça va bien se passer !  

Peut-être que sur la programmation, la nécessité de générer des recettes via la billetterie peut nous faire perdre de précieux pourcentages en termes d’égalité : il y a encore trop peu de femmes « têtes d’affiche » dans le paysage français, malheureusement. Il faut que ça change.

Comment abordez-vous cette question dans le contexte actuel de crise sanitaire ?

Nous avons profité de ce temps d’arrêt pour commencer une formation sur la question de l’égalité avec Plus Égales et Cécile Bonthonneau, grâce à l’aide financière dédiée du Centre National de la Musique (CNM).
Nous rédigeons actuellement un dossier Saison égalité 2021 incluant programmation, formations, conférences et expositions. Le tout en tenant compte et en s’appuyant sur les actions culturelles et la médiation. Si ce machin Covid continue de venir nous butiner les orteils, on passera sur les réseaux. Rien de tel que la résilience.

On associe plus facilement les festivals aux violences sexistes et sexuelles en milieu festif. Or, les SMAC sont aussi concernées, la dernière phrase de votre affiche le prouve. Quelles sont vos expériences en la matière ?  

Un seul cas vraiment chaud en sept ans de Tetris, et aucune plainte sur le festival. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de problèmes, mais que ces derniers sont plus difficiles à identifier. J’ai pris le sujet à bras le corps dès 2013, en commençant par faire adhérer l’association au mouvement HF Normandie. L’équipe est donc très au fait et formée à cette problématique. Nous ne voulons rien laisser passer. 

En général mais particulièrement en 2020, alors que les salles sont fermées et la culture mise à mal, considérez-vous que le projet du Tétris et de Papa’s production est militant ?
Être militant en étant fermé, c’est possible, mais c’est très dur. C’est un vrai sujet, qui fait d’ailleurs la couverture de Socialter de ce mois-ci. Disons que c’est un temps de remise en question, d’approfondissement de nos pratiques. Nous avons une politique d’accueil des migrants mineurs qui se poursuit… Pour le reste, on se prépare plutôt au monde d’après qui risque fortement de ressembler à celui d’avant, mais en pire. Il faut se préparer, le réveil va être violent, je pense. 

D’où l’intérêt d’affirmer ses convictions, non ?
C’est un choix politique. D’autres y verront l’occasion de se replier sur soi, nous avons fait celui de la mutualisation et du travail collectif, « pas d’idée sans être deux ! » (Fabulous troubadour).

Propos recueillis par Agathe Petit